25 juillet 2007

CHAPITRE I
Le Web comme objet politique

I. Le mythe d'Internet

A. L’agora athénienne


A l’ère postindustrielle, sur un fond de globalisation et de crise des grandes idéologies, la société de communication s’inscrit comme une nouvelle utopie. Le Web, dans ce cadre serait l’émanation matérielle du «village planétaire
[1]». Un mythe internationaliste du village sans frontière, une place publique mondiale. Philippe Breton, dans "L’utopie de la communication", émet le fait qu'elle est une «valeur post-traumatique», peu à peu construite comme alternative supposée à la barbarie, au racisme et à la société d’exclusion. » Les discours scientistes ont d’autant de résonnance qu’ils s’attachent à des valeurs profondément ancrées au sein des sociétés occidentales. Ils sous-tendent en effet des bases morales universelles et des concepts philosophiques historiques, fédérées autour de cinq promesses :

L’abondance : Internet a permis une explosion de l’offre. Tout et n’importe quoi est désormais accessible sur Internet et le Web n’a aucune limite physique de croissance.

La démocratisation culturelle : Internet se présente en tant qu’outil pédagogique ouvert et accessible à tous. L’idée de réseau s’oppose à celle d’élitisme, pour intégrer le concept d’égalité dans le processus d’accès à l’information et la culture.

La démocratisation politique et le prolongement de l’espace public : par le fait de redonner la parole aux citoyens, Internet semble l’instrument le plus à même de relancer un processus de démocratie délibérative.

La paix : Outil de communication capable de mettre en mouvement les savoirs et de permettre à de nouvelles idées d’apparaître, Internet est un espace social, où se développent des rapports entre individus qui se veulent égalitaires et coopératifs. Le réseau s’imposerait comme vecteur d’une diplomatie citoyenne internationale.

Un rapport nouveau à l’espace et au temps : Internet est le domaine de la vitesse et de l’instantanéité. Il est le media qui approche le plus le temps réel et la simultanéité.

Le mythe Internet, c’est la promesse d’une société organisée autrement, plus juste et plus confortable. Un lieu d’échange et de reconnaissance qui apporterait un nouveau souffle aux organisations démocratiques, à la politique. Il serait un média qui permettrait de mettre en place des systèmes de solidarité et de développement pouvant résoudre les grands déséquilibres sociaux, une agora au sens athénien, un espace public mondial. La polis est au centre des usages et du développement d’un réseau qui ne cesse de prendre de l’ampleur.

Selon François-Bernard Huyghe, « le pouvoir le plus étonnant des médias est peut-être de faire croire en leur pouvoir [2]». Ce mythe est en effet très solidement ancré chez les internautes actifs. Vérité ou utopie, peu importe, il donne du sens, une inspiration aux créatifs du réseau, qui peuvent se sentir portés dans l’action par cette symbolique. Ainsi, l’histoire des cybercitoyens est jonchée de références à ce mythe, et propagent une nouvelle culture du réseau, la « cyberculture ».

B. Les figures de la « Cyberculture »

La cyberculture n’est pas une. Elle est liée aux différentes étapes de l’appropriation du réseau par les hommes. Parallèlement à la mise en place de nouveaux outils, au cours de l’histoire d’Internet, des groupes se sont impliqués dans la structuration des méthodes et des usages du réseau. La culture Web est un croisement de leurs différentes cultures. D’après Manuel Castells [3], directeur de recherche à l’Internet Interdisciplinary Institute de Barcelone, il ya eu cinq grands moments d’appropriation du Net. Martin Lessard, blogueur sur son site zero seconde[4] a quant à lui rappeler que la première véritable culture est celle des militaires, ce qui porte à six les grandes tendances de la culture d’Internet :

Les militaires : Initiateurs du réseau en vue d’une éventuelle guerre mondiale atomique, les militaires américains souhaitaient pouvoir mettre en place un système de communication globale qui ne souffre pas de dépendance envers un centre. C’est le début de la décentralisation des pouvoirs communicationnels. Ceci est fondamental pour la culture Internet : chaque nœud du réseau doit avoir la même importance qu’un autre. Le principe d’égalité des émetteurs est essentiel pour comprendre ce que sera plus tard le Web citoyen. Il est aussi sous tendu derrière ces premiers pas du Web l’idée de contrôle des communications à l’échelle mondiale : la guerre de l’information. La communication comme élément stratégique est ainsi à l’origine des méthodes aujourd’hui employées du marketing viral et des systèmes de viralités négatives. – cf., Chapitre II, les WEBDOCTORS sentinelles -.

Les scientifiques : Manuel Castells leur attribue la culture techno-méritocratique. Ils proviennent de la sphère académique, de l’enseignement supérieur, de la recherche. Leurs apports à la cyberculture se fondent sur les principes de l’innovation et de reconnaissance de pair à pair, basé sur la compétence, la méritocratie et du don. L’innovation est aujourd’hui un élément à mettre au crédit des entreprises qui ont investi le réseau mais aussi à une part non négligeable de militants du logiciel libre. Le système de Pair à pair est quant à lui au cœur de démocratisation des usages d’Internet avec les E-mail, les tchats (…). Enfin, le don est une caractéristique particulière des internautes qui investissent du temps à produire de l’information ou des applications informatiques, à s’entraider.

Les Hackers : Programmateurs éclairés, ils ont longtemps renvoyé d’Internet l’image d’une zone franche, une zone d’autonomie temporaire, fréquentées par les cyberpunks, des pirates, des pirates informatiques, les premiers cybers révolutionnaires
[5]. Capables de maitriser les langages html, c’est le moment des logiciels libres et des cracks. La valeur fondamentale du mouvement est et demeure la liberté. Liberté de créer, de s’approprier les connaissances, de les retranscrire. On retrouve dans les usages des hackers la culture du don et les systèmes de pair à pair. Les Hackers signent leurs actions par un pseudo, devenus de véritables marques pour le plus respectés, inspirant les blogueurs aujourd’hui.

« Le temps modems » : avec la démocratisation des modems, de nombreuses personnes ont pu accéder à Internet. Ils ont adoptés les principes précédemment évoqués du réseau et ont rajouté une nuance, notamment due au nombre croissant de leur adhésion. Les tchats, forum de discussion, newsgroups se sont trouvés pris d’assaut. Ils ont de la sorte introduit une nouvelle valeur de la culture Internet : la citoyenneté. Le web est utilisé comme un outil pour modifier les rapports dans la société réelle, lorsque les hackers souhaitaient mettre en place des communautés virtuelles. C’est l’introduction d’une nouvelle vision de la communication horizontale, la liberté d’expression, à l’opposé de la vocation top Down des autres médias.

Les entrepreneurs : La cinquième vague sera celle de la bulle Internet. L’achat de noms de domaines fait son apparition, c’est ‘heure de gloire des « .com ». Ils ont permis d’impliquer les pouvoirs financiers dans l’aventure Internet. Le Web pouvait devenir un lieu essentiel à nos vies. On achète, on vend, on consomme de l’information, on lit, on s’informe … des services deviennent accessible à bout de clics.

Ces cinq grands temps de l’appropriation du web par les citoyens/consommateurs ont profondément marqué le réseau de leurs sauts. La cyberculture est un amalgame de toutes les influences symboliques de ces différents traitements de l’information. Depuis trois ans, une sixième étape de cette évolution a été enclenchée. Après les débuts de la décentralisation, la reconnaissance des pairs et de la méritocratie, la liberté d’expression, le partage des informations et du code, l’individualité en réseau, voici l’heure du Web 2.0.


C. Le WEB2.0, de l’information à la relation


A la différence des autres médias, Internet permet de recevoir et d’émettre de l’information. Les utilisateurs s’écrivent, créent de l’information, en donnent, en vendent ou en achètent. En cela, le réseau apparaît comme une « technologie de rupture »
[6], et retrouve sa vocation d’origine. Il n’est plus une simple réserve de documents. Avec l’apparition de nouvelles fonctionnalités techniques : Weblogs, réseaux sociaux du type Myspace, Globoos, 6nergies, Viaduc (…), les systèmes de collaboration du type Wikies (…), les producteurs de logiciels offrent la possibilité de décloisonner encore les schémas de la communication numérique : le peer to peer laisse peu à peu sa place aux outils de la relation « many to many ».

En 1997, Jorn Barge, éditeur de robots, inventait le terme Weblog. Le Blog est un journal personnel en ligne, des webs personnels, composés de billets émis par l’auteur et de commentaires écris par les visiteurs. Ils utilisent une interface très simple qui permet de modifier le contenu en temps réel, l’occasion d’un dialogue interactif. Aujourd’hui, la forme « blog » est encore en train de se chercher à l’intersection de l’intime et du public. Elle se complique tous les jours avec l’apparition, par exemple, de photoblogs [7] ou des moblogs[8], les blogs mobiles que l’on peut alimenter par la voix, l’image ou des textes de type SMS mis en ligne depuis un téléphone portable. Le ton personnel et la présence de liens permettant d’aller directement chercher la source de l’auteur sont sans doute les deux caractéristiques les plus admises de ce qu’est un blog. Sur les 100 millions de blogueurs, en 2007, la France s’inscrit comme le leader mondial, devant les Etats-Unis avec près de 9 millions d’internautes qui lisent au moins une fois par mois un blog contre six millions il y a un an. Ce sont 12,5% des utilisateurs d’Internet qui en ont créé un[9]. Outil de la démocratie d’expression, la blogosphère politique est constituée en 2007 de près de 2042[10] sites et intervenants. Hommes politiques, associations, cyber-citoyens, chacun souhaitant ouvrir des espaces de discussions autour de leur interprétation personnelle de l’actualité, leurs recherches ou leurs projets.

D’autres outils de l’appropriation citoyenne des savoirs sont les plateformes collaboratives « Wikies », dont Wikipédia, l’encyclopédie libre que tout internaute peut modifier, est le modèle le plus achevé. Ce site est souvent cité comme la plateforme de coopération la plus utilisée en France. Avec une audience de l'ordre de 8,5 millions de visiteurs uniques par mois [11] , le 9ème site français consulté depuis l'Hexagone et le 10ème au monde, confirme mois après mois son succès. Créé en mars 2001, de 100 000 articles publiés en 2005, Wikipedia a franchit cette année 2007 la barrière symbolique des 500 000 articles publiés en français. Ce sont de la sorte près de 500 articles créés par jour. Cette forme de succès montre un visage du Web, au potentiel démocratique étonnant. De nombreux détracteurs, universitaires ont reproche à Wikipédia l’imprécision de la méthode. Pourtant, une enquête du magazine nature[12] a affirmé que «Le site Wikipedia était une source d'information aussi valable que la vénérable encyclopédie Britannica». Après comparaison des deux encyclopédies, l’hebdomadaire a relevé en moyenne 3,86 erreurs par article pour le site, et 2,92 pour Britannica. Réussite unique dans l’histoire du Web Wikipédia vient confirmer la possibilité des projets collaboratifs citoyens lorsqu’ils possèdent une infrastructure et une organisation de modération suffisante pour accueillir, lire ou rejeter les propositions d’articles.
Mais la révolution technologique du réseau se situe bien au delà de l’échange d’information. Internet est devenu un espace relationnel à part entière. Le Web, tout comme le téléphone mobile a participé à l’explosion du volume de contacts interpersonnels, aux degrés d’implication beaucoup plus faible que par le passé : temps, charge émotionnelle, détails et volumes d’informations. Ainsi, du cercle de relation physique, reposant sur la rencontre et ses limites géographiques, nous sommes passés aux relations mobiles avec le téléphone puis à l’E-mail et aujourd’hui les plateformes organisées du Web. Moins impliquant par nature, ces technologies ont multipliées par deux ou trois le cercle de communication des hommes. « Repus de communication interpersonnelle et de contenus informationnels sur lequel les citoyens, qui n’ont que peu de vision critique, se tournent vers une utilisation de type réseau sociaux, reposant sur la réputation. La mise en relation fiable se fait sur la base de centres d’intérêts communs, ou « micro-mobilisations », jusqu’à une logique de coopération et même d’actions. [13]» Les sites de « social networking », qui permettent la recherche et la mise en relation de compétences ou de nouveaux contacts selon des critères de réputation offrent la possibilité d’augmenter son cercle de relations par la localisation « d’amis d’amis » sur le réseau. Voici un schéma, proposé Laurent Jacquelin, chercheur au groupe Grit à propos de l’organisation de ces relations sur le réseau [14] :

Source : Laurent Jacquelin – GRIT/Transversales



Dans une enquête de Médiamétrie daté du 1er trimestre 2006[15], seuls 22% des jeunes de 14 à 24 ans affirmaient n’avoir rencontré personne sur le Web. A l’inverse, ce sont plus de 20% de cette classe d’âge qui auraient rencontré plus de 21 personnes. Les relations qui se créent sur le réseau ont ensuite de forte chance de se prolonger dans le réel : 21% des adolescents interrogés auraient eu un rendez-vous avec plus de 6 relations issues d’Internet. En observateur impliqué du phénomène, Yann Mauchamp, du réseau social OpenBC, a rappelé lors de la conférence UPFing 2006 quelques chiffres essentiels : 10 millions de personnes sont enregistrées sur les quelques 500 sites professionnels de networking qui existent, 150 millions sont inscrits sur les sites de rencontres - dont 22 millions sur Meetic, qui ne compte cependant que quelques 200 000 membres payants -[16]. Cette appropriation de la rencontre virtuelle montre combien la génération des moins de 40 ans est une génération du “réseau social”.

Mais ces organisations en ligne sont encore jeunes. Plusieurs années seront sans doute nécessaires pour en apprendre les bonnes pratiques, en comprendre les usages, en identifier les formes efficaces. Leur émergence rapide, ainsi que leur diversité, montre en tout cas que la dimension sociale des réseaux sera au premier plan des interrogations et des stratégies de communication, notamment celles des communicants politiques.

Le modèle démocratique est construit depuis deux siècles autour du lien structurel suivant : « l’information est la condition de l’action, elle permet au citoyen de comprendre le monde, de s’en faire une opinion, pour agir ensuite par le vote [17]». Théoriquement, Internet continue d’ouvrir des espaces d’information mais il permet également de réduire, par cette structuration en réseaux sociaux, la distance entre information et action. Structurellement et symboliquement, Internet est prêt à accueillir les nouveaux modes d’expressions et d’actions démocratiques.


[1] in. « Medium is message », Pour comprendre les médias, Marshall Mac Luhan
[2] in. Médias, pouvoirs et stratégies, François-Bernard Huyghe
[3] in. La galaxie Internet, Manuel Castells, 2002, http://www.homo-numericus.net
[4] in. zeroseconde.blogspot.com
[5] cf. TAZ, Akim Bey, 1997
[6] in. La révolte du pronétariat, Joel de Rosnay, Fayard, 2006
[7] Un photoblog est un blog ou les billets sont essentiellement composés d'une photographie souvent accompagnée d'une description.
[8] Le moblogging consiste à publier une information sur un blog depuis un quelconque endroit en utilisant un accessoire mobile
[9] in. Emission libre cours, Anne Sinclair, France Inter, 11 février 2007
[10] in. http://www.observatoire-presidentielle.fr
[11] in. Médiamétrie, Mars 2007
[12] in. http://www.nature.com
[13] in : les nouveaux pouvoirs de l’Internet de la relation, De l’information à la relation : mutations socio-technologiques Par Laurent Jacquelin, directeur veille & prospective Mobile Internet - Sofrecom / France Télécom - Juin 2004.
[14] ibid
[15] in. Observatoire des usages Internet, Médiamétrie, 1er trimestre 2006
[16] in. UPFing06 : les réseaux sociaux, Hubert Guillaud et Daniel Kaplan, http://www.internetactu.net
[17] in. Penser la communication, Dominique Woltion, Flammarion, 2007

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